Redécouverte de la solidarité?

Crise sanitaire, pandémie, institutions sanitaires au bord de l’asphyxie, célébration des soignants, combattants de la première ligne, pour utiliser la métaphore guerrière du chef de l’Etat. Comme s’ils n’existaient pas auparavant. Des mouvements de soutien jaillissent de partout, qui viennent en aide à différentes catégories professionnelles qui sont au front pour combattre le virus qui aura mis à genou un pays comme la France. Messages de soutien, dons, manifestations diverses pour célébrer le courage et l’abnégation de toutes ces personnes que le président de la République a reconnues comme indispensables au quotidien, invisibles et mal payées. Alors est venu le moment de la solidarité. C’est à qui délivrera le geste le plus émouvant, le plus empathique. Donc, une aide momentanée, inscrite dans le temps, et comme telle appelée à disparaître quand la crise s’éteindra.

Pourtant, la solidarité est autre chose que ce qui apparaît parfois comme un élan de générosité reposant uniquement sur le bon vouloir de chacun.

Aristote concevait déjà ce que nous appelons aujourd’hui, la solidarité. De par la fonction dévolue à chacun de ce que nous désignons catégories ou classes sociales, il a mis en évidence l’interdépendance des groupes sociaux. Depuis, la distinction qu’il fait entre la justice distributive et la justice commutative nous paraît comme évidente, la combinaison des deux formes de justice formant la justice sociale. Précisons que la justice distributive renvoie à la réduction des inégalités économiques et sociales tandis que la justice commutative prend en charge la question de l’inégalité des chances.    

La révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle et l’émergence du prolétariat ou de la classe ouvrière qui va se battre pour améliorer ses conditions de vie fait surgir la question sociale, et donc la problématique de la justice sociale. Mais auparavant, les philosophes des Lumières nous ont libérés des causalités métaphysiques ou religieuses pour les remplacer par la raison, chemin faisant, sacraliser l’être humain en le dotant de droits que nous nous utilisons sans vergogne : c’est le siècle de la laïcisation de valeurs qui jusque là, étaient religieuses. Aider son prochain ne relève plus de la volonté divine mais du fait de la sacralisation de l’être humain. L’autre est moi et je suis l’autre.

L’histoire syndicale nous apprend cette prise de conscience à travers les acquis sociaux.

D’ailleurs, ces moments marquants du XXe siècle scellent cette évolution : reconnaissance des syndicats, création de l’Organisation Internationale du Travail, et pour la France, 1936 et ses lois célèbres concernant les conditions de travail et de vie des ouvriers, et surtout, le programme du Conseil National de la Résistance, au cœur de l’actualité.

Alors, d’où vient-elle, cette solidarité? Est-ce la fonction dévolue à un groupe social ou est-ce la charité qui relève de la volonté divine ?

De la division du travail dans les sociétés industrielles, nous dit Emile Durkheim, père de la sociologie française. Cette solidarité, qu’il qualifie d’ « organique », résulte de la spécialisation dans le travail et donc de l’interdépendance entre les individus. La spécialisation nécessite la coopération entre les travailleurs mais « en même temps », fait advenir l’individualisme. Cette coopération va au-delà de ce qui relève du travail puisque, pour lui, celle-ci favorise l’intégration sociale. Cette intégration s’accompagne de droits et de devoirs : ce sont les conquêtes sociales, ou acquis sociaux, dont l’ensemble  forment ce que Robert Castel appelle la société salariale : c’est la reconnaissance de ce que les travailleurs apportent à la société tout entière. D’ailleurs, c’est le chancelier Bismarck qui, à la fin du XIXe, crée les assurances sociales, non par humanité, mais pour couper l’herbe sous les pieds des Fabiens, mouvance socialiste, qui lui posait des problèmes sur le plan politique.

Reconnaissance implicite du lien social, multidimensionnel, qui va au-delà du lien marchand, qui constituait, selon Adam Smith, le ciment de la société.

La création de la Sécurité Sociale en 1944 et l’extension de celle-ci à différents aspects de la vie des salariés forme ce que nous appelons aujourd’hui, la protection sociale, financée par les prélèvements obligatoires : impôts, gérés par l’Etat, cotisations sociales gérées par l’administration de la Sécurité Sociale, organisme paritaire dirigé paritairement par les représentants des employeurs et des salariés. 

Droit du travail, de la Sécurité Sociale, allocations familiales, aides au logement … Ensemble d’aides qui participent à la lutte contre les inégalités économiques et sociales, contribuant ainsi à la justice sociale dans son ensemble : justice distributive et justice commutative.

Cette solidarité, que peu de gens perçoivent, participe à la socialisation et à l’intégration des individus dans la société. Or, avec la crise économique qui débute en 1973 avec le premier choc pétrolier, progressivement, cette protection sociale, autrement appelée Etat Providence, va être remise en cause. C’est ce que Pierre Rosanvallon nomme la triple crise de l’Etat Providence : crise de légitimité, c’est-à-dire remise en cause du bien-fondé de l’intervention de l’Etat dans la vie économique et la protection des individus contre les aléas de l’existence. On se rappelle la déclaration de Laurent Wauquiez, qualifiant l’assistanat de « cancer de la société ». Cette optique est soutenue par les libéraux, qui considèrent que l’intervention de l’Etat nuit à l’efficacité économique et déresponsabilise les personnes. C’est cette approche qui ouvre la porte à la réduction des différentes prestations sociales sous prétexte qu’elle pousse les chômeurs à revenir plus rapidement sur le marché du travail. C’est également cette analyse qui a sous-tendu la réforme du code du travail impulsée par le chef de l’Etat.

La deuxième crise résulte de la relative inefficacité de cette protection puisque les contempteurs de la protection sociale relèvent la persistance des SDF et de la pauvreté, non seulement des retraités, mais également de bien des actifs, en oubliant de préciser que les salaires très faibles renvoient une partie des salariés à la catégorie des travailleurs pauvres.

Robert Castel analyse cette aggravation de la pauvreté comme une désaffiliation sociale :le lien social qui pouvait exister à travers ces prestations sociales s’affaiblit, puis disparaît avec la suppression desdites prestations, excluant ainsi l’individu du groupe social auquel il appartenait. Avec la libéralisation de l’économie, sa toute puissance aujourd’hui et cette crise de légitimité de l’Etat Providence, Robert Castel parle de déconstruction de la société salariale.  

Serge Paugam, lui, parle de disqualification sociale. Le manque de travail rompt le lien d’interdépendance et de coopération dont parlait Durkheim et crée un complexe de dévalorisation et d’inutilité sociale chez la personne frappée de chômage. Il s’en suit une désinsertion sociale de du chômeur et une exclusion. 

Enfin, il faut financer cette protection sociale : c’est la crise de financement : ce qui relève  du renforcement du lien social et de la cohésion sociale grâce à ce financement, apparaît maintenant comme un fardeau : cotisations sociales et impôts sont vécus comme un fardeau : les chômeurs sont chômeurs parce qu’ils le veulent bien et le président de la République a validé cette vision des choses lorsqu’il a déclaré à un jeune qui l’interpellait qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi. De plus, la population vieillit. Donc moins de travailleurs qui cotisent puisque c’est le facteur travail qui assure l’essentiel de ce financement. L’écart entre les besoins et les capacités de financement pousse à la remise en cause de cette protection sociale et à l’extension de l’individualisme.

Quelles conclusions?

La solidarité n’est pas simplement le don fait pour une cause. Marcel Mauss, l’un des pères de la sociologie française, dans son livre célèbre intitulé Essai sur le don, montrait que le don n’est pas qu’un simple geste. Il entraîne un certain nombre de droits et devoirs qui engagent non seulement l’individu, mais également le groupe social auquel il appartient, et au-delà, son groupe ethnique ou sa nation. Si le don fait partie de la solidarité, la solidarité ne se réduit pas au don. Le don est une caractéristique des sociétés anglo-saxonnes, façonnées par le protestantisme, à travers les fondations que les riches créent pour venir en aide au prochain. Le don est une obligation morale chez les Anglo-saxons. Il tempère les rigueurs du capitalisme qui résulte de leur mode de pensée, selon Max Weber, la réussite matérielle étant le signe du salut. L’individualisme et la volonté de réussir, c’est à dire, l’espoir d’une élection demeure leur credo. Les inégalités ne sont pas un problème, elles ne sont que le constat qu’il existe des élus. Corollaire de cet individualisme, la célébration de la seule liberté.

Dans les sociétés européennes latines, où le catholicisme a forgé bon nombre de valeurs considérées aujourd’hui comme des valeurs laïques, c’est l’égalité qui semble primer : l’autre est moi, je suis l’autre, alors l’autre doit me ressembler.

Le désengagement de l’Etat dans le domaine social, à l’œuvre depuis déjà de nombreuses années, a été patent dans cette crise sanitaire. Les appels aux dons foisonnent incitant la population à la solidarité : c’est tenter de combler les insuffisances de l’Etat social par l’appel à ce qui ressemble à la charité volontaire, comme l’aumône des catholiques. 

Notre République, dans sa constitution est sociale. Construire la solidarité ne résulte pas de la bonne volonté des citoyens, elle repose sur l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». C’est à la République de faire en sorte que les citoyens soient réellement égaux en droit. Les institutions de l’Etat Providence contribuaient à la justice sociale. Décriées, elles sont en partie démantelées, aggravant les inégalités économiques et sociales. Pourtant, c’est un économiste libéral américain, Douglas North, qui souligne le rôle déterminant des institutions dans la croissance économique et le développement (bien entendu, il ne s’agit pas de la croissance définie de façon standard en économie pour moi, en tous les cas), ce faisant, il marche sur les traces de Keynes.

La solidarité, constitutive du lien social est et demeure le ciment de la cohésion sociale. Elle ne peut donc être laissée simplement à la libre appréciation de chacun, puisqu’elle définit le modèle de société dans laquelle chacun de nous souhaite vivre : c’est un projet collectif, et comme tel pris en charge par le politique : ce problème est celui de tout le monde et le problème de tout le monde est un problème politique.

Jean-François Senga

Pour ceux qui ont envie de creuser cette question :

Jean-Paul Fitoussi : Marché et démocratie

Alain Supiot : L’Esprit de Philadelphie

Daniel Cohen : Trois leçons sur la société post-industrielle

Ces ouvrages sont courts, se lisent très facilement parce que bien écrits et abordent la question de la justice sociale, donc de la solidarité en combinant différentes approches.